Quoi que l’on pense de la réforme des retraites adoptée, la crise dont elle est à l’origine pourrait emporter nos institutions et provoquer un chaos. Et personne n’en sortira gagnant.
Il fallait attendre que l’article 49.3 de la constitution soit déclenché, que les motions de censures soient rejetées, et que la réforme des retraites soit adoptée pour tirer, à froid, les enseignements de la séquence qui s’achève – ou qui commence, c’est selon. Que les lecteurs me pardonnent le retard de cette « touche de bon sens », mais j’espère qu’ils comprendront que l’issue du processus parlementaire change la nature des évènements.
Personne ne peut prédire la suite, mais essayons-nous malgré tout à la prospective après avoir enchaîné certaines affirmations incontestables :
* Entre sept et huit français sur dix s’opposent à un texte présenté par le gouvernement.* Au fil des semaines, l’opposition s’intensifie et le soutien à la réforme s’érode.
* La France vit depuis plusieurs mois (années?) une crise particulière en termes de cohésion nationale, de souffrance des catégories populaires et de paupérisation généralisée.
* L’article 49.3 a été déclenché, empêchant l’Assemblée nationale de voter.
* Il s’en est fallu de neuf voix pour que le gouvernement ne soit pas renversé par les motions de censure.
* La dernière élection présidentielle a à nouveau opposé Emmanuel Macron et Marine Le Pen, réduisant l’entre-deux tours à un référendum pour ou contre le fascisme.
* Les électeurs opposés au fascisme étaient pour partie également opposés à la réforme des retraites, mais leur vote a été pris pour un blanc-seing.
* La dernière élection présidentielle a été marquée par un record d’abstention (28% des inscrits au second tour…)
* Les dernières élections législatives, avec leurs 54% d’abstention au second tour, n’ont pas égalé le score de 2017 (57%), mais elles marquaient une fois de plus la désaffection profonde entre les français et l’offre politique censée les représenter.
Secouez tous ces éléments et vous obtiendrez la certitude qu’une crise de régime se profile. On dissertait autrefois dans les facultés de sciences politiques au sujet du « consentement à l’impôt », phénomène collectif induisant que la population soit convaincue de la bonne utilisation de l’argent public pour permettre à l’Etat de continuer à le collecter. Ce qui se produit aujourd’hui pourrait, par analogie, s’apparenter à une crise du « consentement à la démocratie », telle qu’elle est pratiquée en tout cas. Une partie – majoritaire – du peuple français assiste à la prise de décision contraire à ses souhaits grâce à des institutions mal élues et de plus en plus contestées. Les élections ne permettent plus de trancher les grands débats. Le dernier référendum organisé en France l’a été en 2005, et son résultat n’a pas été respecté.
Pour pallier ce désamour, on invente le « grand débat », sorte de tour de France monologal, les « conventions citoyennes », ou des individus sélectionnés au hasard donnent leur avis sur des sujets qu’ils ne connaissent pas, ou bien on collecte des avis sur les réseaux sociaux pour ne rien en faire.
Dans le même temps, le pays souffre, s’effondre ou se disloque. On perd notre influence à l’étranger, notre industrie déserte, notre indépendance disparaît, notre énergie double de prix, l’inflation galope, des puissances étrangères nous rachètent et notre classe politique singe le débat parlementaire au point de faire passer une cour de récré pour un haut lieu de l’esprit français.
La violence qu’on voit dans les rues n’est que celle qui habite la société et que des institutions aujourd’hui inopérantes et un système incapable de produire de la légitimité étaient censés canaliser. On voit mal comment les choses pourraient s’améliorer, on distingue mal comment le président de la République pourrait éteindre cette colère qui couve de moins en moins et, avis aux optimistes qui pensent que tout cela va se tasser rapidement: on a dit pareil au moment des gilets jaunes, et cela a recommencé.
On se moque aussi des Cassandre ou des esprits chagrins qui disent que tout cela va mal finir, mais ceux-ci ont le mérite de poser une question : quand un pays n’arrive plus à ramasser ses déchets et qu’à la nuit tombée, certains y mettent le feu, l’engrenage de la violence est enclenché. Comment leur donner tort ?
Geoffroy Lejeune
Directeur de la rédaction de Valeurs actuelles
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