Matthieu 16.19 – Je te donnerai les clefs du royaume des cieux: ce que tu lieras sur la terre sera lié dans les cieux, et ce que tu délieras sur la terre sera délié dans les cieux.
L’expression « pouvoir des clefs » vous intriguera peut-être.
Il est vrai qu’elle a une consonance quelque peu moyenâgeuse et, à ce titre, elle semble parfaitement à sa place dans un conte. En fait, il s’agit d’une notion théologique, fondée notamment sur Matthieu 16.19 et 18.18, reprise par la science juridique. Pour cette dernière, elle se rapporte aux attributions de la femme dans l’ancien droit matrimonial, attributions donnant à celle-ci pleine autorité dans l’administration des biens du ménage.
Mais assez de théorie! Pour illustrer ce que l’Esprit veut nous dire, rien ne vaut une parabole.
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Il était une fois un vénérable château qui dominait de toute sa majesté une riche contrée faite de prairies, de forêts, de rivières. Derrière ses fortes murailles vivaient des artisans, des marchands, des soldats, leurs familles et bien entendu le seigneur du pays, avec son épouse.
Ce seigneur, nous n’allons pas beaucoup en parler, parce qu’au moment où débute notre histoire, nous le voyons franchir le pont-levis et se mettre en chemin pour aller régler une affaire d’importance sur des terres éloignées. Au trot enjoué de Valentino, son compagnon de route à la robe de jais, on devine que le cavalier part le cœur léger, qu’il ne se fait aucun souci au sujet du fief qu’il laisse derrière lui pour quelque temps.
De fait, sa femme restée sur place lui donne raison. Après avoir fait, du haut d’une échauguette, un dernier geste à celui qui s’en va, elle organise déjà le travail de chacun pour la journée et, avant que le Soleil soit bien haut, toute la communauté retrouve ses occupations habituelles, rythmées par le marteau du maréchal-ferrant.
Alors, maintenant que tous sont au travail, regardons d’un peu plus près cette grande dame qui s’occupe activement des biens de son époux pendant son absence. On la voit se déplacer d’une aile à l’autre de l’imposante demeure, sans épargner ses efforts. Et il y a quelque chose en elle qui attire notre attention, un détail imperceptible qui la rend différente de tous ceux qui s’affairent autour d’elle. Pourtant, on ne voit rien de particulier. Non, ce détail, c’est autre chose, c’est un léger cliquetis qui s’échappe de la poche de sa robe quand elle marche d’un pas énergique, un peu comme des pièces d’or qui s’entrechoqueraient, ou des clefs. Oui, c’est ça, ce sont les clefs que lui a confiées son mari, les clefs qui donnent non seulement accès aux différentes parties de l’immense bâtiment, mais également aux coffres pesants qui garnissent les hautes pièces tendues de tissus chatoyants du logis du maître.
Au sujet de ces coffres, il faut rappeler qu’à l’époque, l’emploi des armoires ne s’était pas encore généralisé et qu’ils servaient à garder tout ce dont une maisonnée pouvait avoir besoin, un bel assortiment d’objets s’avérant un jour ou l’autre utiles, par exemple des couvertures pour les voyageurs qui, l’hiver, venaient demander asile, des habits chauds ou des livres d’images pour les petits, ou encore des onguents pour les blessés, avec une quantité de choses trop longue à énumérer.
Après quelques semaines sans événement notable, nous retrouvons la châtelaine derrière les créneaux d’une tour. Ses yeux interrogent l’horizon qui devrait lui rendre sous peu son bien-aimé, quand son regard se pose sur une clairière d’où monte une légère fumée. Tout d’abord insignifiant, le filet blanc s’épanouit bientôt en épais rouleaux grisâtres. Alarmée, notre sentinelle descend à toute vitesse se renseigner sur la sinistre colonne qui déchire maintenant le ciel.
– La ferme d’Augustin, la ferme d’Augustin !
Arrivée dans la cour, elle entend les cris d’un petit paysan qui, à bout de souffle, est venu apporter la nouvelle. Il n’a pas le temps d’en dire plus, déjà le sergent l’a rejoint et dépassé sur son cheval lancé au galop. Avant même de s’arrêter, il saute à terre.
– Des brigands, chez Augustin. Ils ont emmené le bétail !
– Vite ! Suivez-moi.
La dépositaire des clefs entre prestement dans la salle d’armes. Ici aussi se trouve un coffre, immense, à l’air peu engageant. On croirait un ours brun assoupi dans une caverne. Sa serrure, massive, capitule rapidement. Le sergent soulève alors sans ménagement le couvercle, qui proteste en grinçant. Sans un mot il s’empare d’une brassée d’épées, de dagues, puis ressort aussitôt. Il fonce en direction des hommes qui se sont réunis près du puits.
– Équipez-vous et en selle!
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La poursuite est lancée. Puis les heures d’attente qui se succèdent s’allongent, à la façon des ombres lorsque le jour décroît. Finalement, la nuit tombe, traînant avec elle un silence pesant. Seul point réconfortant, Augustin et les siens ont pu se réfugier au presbytère. Là aussi, les coffres ont fourni tout ce dont ils avaient besoin, vêtements, draps, édredons, sans oublier les jouets pour les enfants –comme si tout avait été prévu longtemps à l’avance…
Les lumières se sont éteintes les unes après les autres. Le manoir s’est endormi. Notre œil exercé, cependant, devine une silhouette dans l’obscurité. La dame que nous commençons à bien connaître est retournée à son poste d’observation, bien au-dessus de ceux qui sommeillent. De là, elle distingue entre ciel et terre, sur une colline, un brasier allumé par le sergent, qu‘elle sait rusé.
Un peu plus tard, c’est un deuxième feu qui commence à briller, mais dans la plaine. Une expression de satisfaction illumine alors le visage de celle qui veille, seule, dans les ténèbres: les brigands sont tombés dans le piège qui leur était tendu. Ils ont vu les flammes sur la colline et ont pensé que leurs poursuivants s’étaient arrêtés pour manger et se reposer. Ils se sont installés eux aussi, sans imaginer que le sergent n’avait nullement l’intention d’interrompre la chasse.
C’est ainsi qu’au petit matin les gardes accueillent devant la herse une colonne disparate. Entouré de cavaliers, un groupe d’hommes déguenillés, tête basse, tignasse en bataille, traîne les pieds. Ils sont suivis du troupeau d’Augustin. Devant eux, l’épée en main, le sergent ne cache pas sa bonne humeur:
– Quand nous les avons surpris, ces ladres ronflaient comme soufflets de forge. Menez-les donc finir leur nuit en nos geôles. Qu’ils y attendent le jugement qu’ils méritent!
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Un bon mois s’est écoulé et, enfin, le voyageur que nous avons vu s’éclipser à l’aube de ce récit franchit à nouveau les portes du château. A son habitude, Valentino caracole et ses sabots ferrés sur les pavés de la cour évoquent le crépitement d’un feu de joie. C’est là que nous retrouvons notre amie. De loin, elle a reconnu celui qui approchait et vient l’accueillir.
– Ah, Madame, je suis fort aise de vous revoir. La saison est avancée et le froid se fait mordant! J’ai rencontré en chemin notre bon sergent achevant sa ronde. Il m’a narré les méchants exploits de quelques misérables ! Et vous, vous portez-vous bien?
– On ne peut mieux, Messire. Et puis, la nouvelle ferme d’Augustin sera bientôt prête… Mais, de grâce, entrez donc vous restaurer.
A ces mots, après avoir parcouru des yeux les remparts qui lui sont familiers et confié sa fière monture à un écuyer, le maître des lieux regagne ses appartements. Sa compagne marche auprès de lui et elle a, au moment de refermer la lourde porte sur les murs aux tentures de pourpre et d’or, au moment de refermer la porte sur notre histoire, un petit geste que personne ne remarque. Il n’y a que nous qui pouvons l’apercevoir, parce que nous sommes des enfants sages et que cela nous confère un privilège: la dame du château passe discrètement la main sur la poche de sa robe et, sans se départir de son sourire, s’assure que ses clefs sont toujours bien à leur place.
SDG / NM / FM / Le 27 décembre 2021
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