Le gouvernement veut prolonger l’utilisation du passe sanitaire jusqu’en juillet 2022. Serge Slama, professeur de droit public, s’inquiète d’un « état d’urgence permanent ». Et prévient : ce mode de gouvernance autoritaire risque d’être pérennisé pour affronter les pénuries, les catastrophes naturelles ou les émeutes civiles.

Serge Slama est professeur de droit public à l’université Grenoble-Alpes et spécialiste des droits fondamentaux.


Reporterre — Le gouvernement a annoncé qu’il souhaitait prolonger l’utilisation du passe sanitaire jusqu’au 31 juillet 2022. L’état d’exception est-il en train de de se banaliser?

Serge Slama — Oui, complètement. La logique d’exception imprègne durablement notre droit. C’était assez prévisible. Nous n’avons cessé de dénoncer, depuis plusieurs années, ce risque inhérent aux régimes d’état d’urgence. Lorsque la loi du 23 mars 2020 a été adoptée, nous étions déjà un certain nombre de juristes à pointer le risque d’un «état d’urgence permanent» et sa banalisation : on sait quand on entre dans un état d’exception, jamais quand on pourra en sortir. L’histoire nous l’a montré. À la suite des attentats terroristes de 2015, l’état d’urgence sécuritaire a duré vingt-quatre mois et il n’a pris fin que le 1er novembre 2017 lorsque des dispositifs hérités de l’état d’urgence ont intégré le droit commun [1].

Avec l’état d’urgence sanitaire, nous risquons de battre des records de durée (si on additionne les périodes d’état d’urgence proprement dit et les régimes larvés comme les régimes de sortie). Alors qu’il a cofabriqué ces régimes d’exception et systématiquement validé les prolongations des états d’urgence et la plupart des mesures adoptées, le Conseil d’État remarque dans son dernier rapport annuel que sur les six dernières années, la France en aura passé la moitié en états d’urgence. Ce cadre juridique est en voie de devenir un mode de gouvernement banalisé, observe-t-il – comme nous le disions déjà en mars 2020. Nous vivons perpétuellement en crise avec des menaces qui s’installent dans le temps long. L’état d’exception n’est plus utilisé face à l’urgence mais face à quelque chose de plus profond, et d’intense, qui n’a rien d’immédiat ni de temporaire.

Opération Sentinelle : «La menace devient plus diffuse mais les autorités ne souhaitent pas pour autant revenir à la normale.» Flickr / CC BYNC 2.0 / Dystopos

Quelles conséquences va avoir cette prolongation de l’état d’urgence?

On ne peut plus ignorer les risques induits par un recours trop fréquent aux états d’urgence et leur inscription dans la durée. Les droits et les libertés se retrouvent considérablement affectés car ils cèdent devant des mesures de police administrative justifiées par des impératifs sanitaires ou sécuritaires. Cela affecte par suite la vitalité de notre démocratie. Sur le long terme, cela a des effets délétères sur le mode d’exercice des libertés dans un État de droit.

Rappelons que l’état d’urgence est aussi un mode de gouvernement par l’exception. Il vient court-circuiter, au nom de la nécessité, les processus démocratiques habituels. Le Parlement perd sa centralité. Le président de la République arbitre à huis clos, en conseil de défense, l’essentiel des décisions et même les décisions les plus essentielles (confinements, couvre-feux généralisés, extension du passe sanitaire, etc.) – qui sont ensuite adoptées par décret du Premier ministre. Dans ce cadre, le Parlement, en particulier l’Assemblée nationale, se transforme encore plus en chambre d’enregistrement des desiderata présidentiels.

Il n’y a plus de débat public. Face à la crise et à l’urgence, on nous somme d’obéir à des normes illisibles et instables — le décret du 29 octobre 2020 sur les mesures générales anti-Covid a ainsi été modifié à cinquante-trois reprises depuis son édiction.

En conséquence, les lois suscitent l’incompréhension de la population. Écrites à la va vite, elles sont souvent de mauvaise qualité. Elles sont adoptées dans des délais extrêmement contraints : la loi du 5 août avec l’instauration du passe sanitaire est assez symptomatique. Un sénateur a tout de même dit qu’il avait légiféré avec un pistolet sur la tempe

Le Conseil d’État lui-même commence à s’interroger alors qu’il a avalisé tous les reculs des libertés Flickr / CC BY 2.0 / Conseil d’État

En sept jours, il a fallu adopter le texte, alors qu’il n’y avait aucune réelle évaluation de l’efficacité des mesures proposées. Encore aujourd’hui, on ne sait pas si le passe sanitaire est un instrument efficace ou non pour lutter contre l’épidémie dans les endroits où il est exigé. Certes, il a été utilisé comme un levier à la vaccination, mais juridiquement ce n’était pas son objet. Est-il par exemple justifié sur une terrasse d’un café? Sa demande pour accéder à un hôpital ne provoque-t-elle pas des phénomènes d’éviction des soins? On n’en sait rien. On manque cruellement de données objectives et d’évaluation des mesures adoptées.

Le gouvernement ne parle d’ailleurs plus d’état d’urgence mais de «dispositions de vigilance sanitaire». Pourquoi a-t-il changé de terme?

C’est une forme d’euphémisation. C’est un phénomène que nous avons déjà connu avec le plan Vigipirate et l’opération Sentinelle. La menace devient plus diffuse mais les autorités ne souhaitent pas pour autant revenir à la normale. Le gouvernement maintient durablement des mesures restrictives et change juste de vocabulaire. En 2017, dans la loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme (Silt), les principales mesures de l’état d’urgence ont été reprises dans le droit commun – d’abord à titre expérimental puis durablement. Mais on a pris le soin de modifier en les euphémisant les appellations : les assignations à résidence avaient été rebaptisées «mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance» et les perquisitions administratives «visites domiciliaires».

Comment va-t-on sortir de cette crise?

Comme pour l’état d’urgence sécuritaire, je pense que certains instruments utilisés lors de la crise sanitaire vont être repris dans le droit commun. Formellement, l’état d’urgence sanitaire a d’ailleurs été inscrit dans le Code de la santé publiquedès la loi du 23 mars 2020! Au mois de décembre dernier, le gouvernement avait déjà présenté «un projet de loi de gestion pérenne de la crise sanitaire» où il prévoyait, par exemple, l’instauration d’un «passeport vaccinal». Dans cette future loi, qui serait un «Silt sanitaire», on peut imaginer le maintien de la possibilité de décréter des confinements localisés, des couvre-feux, des fermetures d’établissement, d’imposer le port du masque ou encore d’exiger un passe sanitaire — sous une forme ou sous une autre.

La période que nous vivons est un laboratoire. Il est clair que nous tendons vers un monde où il va y avoir de plus en plus de danger en raison du réchauffement climatique et d’autres crises structurelles de nos sociétés. Les autorités vont vouloir pérenniser ce mode de gestion pour affronter les risques de pénurie, les catastrophes naturelles ou les émeutes civiles.

«Le passe sanitaire est une forme de biopolitique qui ne s’applique plus seulement aux marges.»

Le passe sanitaire a introduit une situation complètement inédite. On admet désormais un accès différencié à des lieux et à des activités en fonction de son statut sanitaire. C’est une forme de biopolitique qui ne s’applique plus seulement aux marges — aux étrangers, aux «malades mentaux» ou aux personnes «radicalisées» — mais à l’ensemble de la population. Ce mode de gouvernance autoritaire, beaucoup plus centralisé, risque de s’appliquer aux crises à venir.

D’autres modes de gouvernance auraient-ils pu être possibles?

Tout à fait, on aurait pu envisager une gestion beaucoup plus démocratique avec une association plus forte des populations sans imposer des décisions venues d’en haut et décidées par une poignée de gouvernants dans un huis clos. Les citoyens auraient pu être mieux informés et consultés. Ils auraient pu s’approprier réellement les mesures.

Sur la vaccination, le gouvernement a totalement mis à l’index la convention citoyenne. Celle-ci aurait dû être mise en place bien en amont afin de permettre à la population de s’approprier la vaccination comme un élément de protection collective des populations, particulièrement des plus vulnérables. Concrètement, il y a beaucoup d’inégalités géographiques et sociales dans l’accès à la vaccination. Certaines populations reléguées sont méfiantes à l’égard de la vaccination comme elles sont méfiantes de manière générale à l’égard des autorités.

Les inégalités sociales plombent la vaccination anti-Covid

Dans la gestion de la crise sanitaire, le gouvernement a beaucoup trop infantilisé la population française, il n’a pas fait suffisamment confiance à sa capacité d’adaptation et de résilience. C’est regrettable. Plus que des mesures de police et la menace de sanctions, le gouvernement aurait pu faire le choix de développer de véritables politiques préventives reposant sur l’adhésion de la population et renforcer les services publics, en particulier le service hospitalier, et le rôle des intermédiaires sociaux.

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