Source: leclaireur.org – Ecrit par Entretiens avec Marc Cohen – Propos recueillis par Liliane Guigner

C’est une vaste question. Nous avons la chance d’avoir des héros âgés. Nos patriarches vivent très longtemps : Abraham, Isaac et Jacob. Notre grand leader, Moïse, celui qui a préparé et accompagné dans sa grande mutation une petite tribu jusqu’à en faire un peuple et la conduire en terre de Canaan a commencé sa carrière à l’âge de 80 ans

Cela constitue pour nous des modèles auxquels on peut s’identifier.

En effet, il est extrêmement intéressant de voir que l’on peut commencer une carrière à l’âge de 80 ans, transformer le monde, se développer. L’âge n’est pas une limite à la créativité et à la façon d’aborder son avenir.

La deuxième chose qui me paraît devoir être soulignée est que cela nous éclaire aussi sur la fin de vie. Les personnages bibliques âgés ne sont pas caractérisés par la maladie, la perte, le manque, la dégradation ! Abraham est exemplaire et présenté comme un homme qui va mourir satisfait et rempli. C’est-à-dire que la vie a un sens et qu’on peut être rassasié !

D’autres personnages, plus tardivement, comme le roi David, perdront avec l’âge avancé les capacités de gouverner.

Ce qui est toutefois essentiel c’est la dynamique dans laquelle nous inscrit cette culture et comment elle peut nous inspirer aujourd’hui dans notre rapport à la vie, à la personne âgée, à la personne que l’on soigne et à la maladie.

Dans ma pratique de médecin, cette vision du vieillissement et de la personne âgée décrite dans les textes, l’association du vieux à la sagesse, comme on peut le constater en Afrique, sont des éléments qui m’inspirent !

Ainsi, quand on définit la composition du peuple hébreu, les anciens en font partie et en constituent une force fondamentale, ils ne sont pas du tout considérés comme une force d’appoint ou un poids mais comme une force active et constituante du peuple. Cette conception nous aide à comprendre aussi l’intérêt de la reconnaissance du statut du vieux dans la société. Les kenim, les anciens, sont dépositaires de l’Alliance. Ils disposent d’une expérience et d’un savoir et détiennent la possibilité et la responsabilité de la transmission qui va constituer l’identité du peuple juif. Autrement dit, c’est avec eux que la transmission s’opère et que l’Alliance se perpétue dans le temps et sur toutes les générations. Dans la société juive, la place du vieux dans la famille est centrale.

 

LG : Vous avez consacré votre vie en tant que médecin à accompagner les personnes âgées et leurs familles, pouvez-vous nous dire un mot de cette nouvelle séniorité (les soixantenaires) et de ses perspectives de vie ? Quel nouveau rapport à la famille cela entraîne-t-il ?

 Aujourd’hui, je ne vois pas réellement de différence entre les cinquantenaires et les septuagénaires, surtout chez les femmes qui restent actives. Le senior veut rester sujet et acteur de sa propre vie et de la société, il est et demeure citoyenUne personne tant qu’elle a une capacité de penser va demander et chercher une place active voire revendiquer le rôle qu’elle veut jouer. On vit aujourd’hui encore longtemps après l’âge de la retraite, une vie faite d’années en bonne santé ! Il nous incombe donc de réinventer une nouvelle société adaptée à cette nouvelle donnée. Les vieux sont les bâtisseurs de la société qui leur convient.

Cette vie peut être aussi goûteuse que la tranche de vie précédente, c’est à la société entière de faire en sorte que cette tranche de vie soit aussi pleine de sens que la période antérieure. C’est une des marqueurs qui caractérise, selon moi, la réussite d’une société moderne en Occident.

Y a-t-il un nouveau rôle pour ces seniors au sein de la famille ?

J’observe l’importance des grandsparents dans la famille. Les familles sont de plus en plus éclatées et l’appel aux grandsparents constitue un recours à cette mémoire qui renforce la filiation de l’enfant à sa famille quand celleci se recompose. C’est d’ailleurs parfois lourd pour des seniors qui souhaitent assumer le rôle de grandsparents mais ne recherchent pas à remplacer les parents et cela peut être source de conflit entre parents et enfants.

Et ces petitsenfants rendent bien aux grandsparents cette affection reçue.

Ces seniors qui incarnent la solidarité familiale contribuent ainsi à la transmission de valeurs qui renforceront la constitution de la personnalité du petit enfant.

 

Est-ce une spécificité juive ?

Le fait d’être juif et d’appartenir à une minorité développe les réflexes de solidarité mais je n’ai pas le sentiment que cela soit une spécificité juive. C’est une caractéristique de cette nouvelle séniorité, lorsqu’elle est proche de ses petitsenfants et qu’elle les moyens de remplir la mission de grandparent. Ce rôle est essentiel et accompagne la nouvelle famille.

En dehors des milieux orthodoxes où la famille traditionnelle semble résister, la communauté juive vit aussi cette mutation de la famille, de son noyau, de la possibilité pour l’homme et la femme de s’épanouir librement quand pour une raison ou une autre l’équilibre est rompu. Bien que souvent étrangers aux causes de la rupture, les grandsparents veillent à ce que les petitsenfants conservent des repères. Dans ce type de situation, les grandsparents juifs d’aujourd’hui peuvent être amenés à assurer la pérennité du judaïsme si cette valeur n’est plus partagée par le couple parental initial. Cette transition que nous vivons rend plus visible le rôle des grandsparents, seniors euxmêmes élevés dans la tradition juive.

 

En ce qui concerne le quatrième âge et la très grande vieillesse, quelle nouvelle vie cela représente, quelles incidences cela a pour nos sociétés ?

Il ne me semble pas raisonnable d’être pessimiste sur l’avenir du grand âge tant que les personnes âgées prennent des responsabilités et restent des citoyennes, elles vont elles-mêmes produire une vie qui apporte des réponses à leurs besoins. 

Jusqu’à présent, elles étaient intégrées dans des circuits économiques tels qu’imaginés par la génération pour laquelle l’espérance de vie étaient proche de 75 ans. Après 85 ans, les besoins des personnes âgées deviennent spécifiques, et ici aussi le même travail qu’il a fallu faire pour les sexagénaires est à reprendre :adapter l’environnement au grand âge.

Ici, on a deux fléaux : la perte des facultés cognitives et l’isolement. Ainsinous sommes obligés de repenser nos systèmes de protection et surtout nos retraites.Le travail aussi va se modifier et nous avons à réfléchir à des systèmes qui tiennent compte de ces évolutions technologiques, économiques et socio-démographiques

Une petite précision : qu’appelle-t-on grand âge ?

À vrai dire aujourd’hui on a tendance à ne plus parler d’âge car des personnes de 90 ans et plus restent souvent alertes et en pleine possession de leurs capacités physiques et mentales. Selon moi, ce qui est propre au grand âge c’est la perte d’autonomie notamment du fait de maladies neurodégénératives, de cancers tardifs et d’accidents vasculaires, de maladies invalidantes. Ces risques sont connus et certains font l’objet de mesures préventives. D’autres, pour le moment, n’y sont pas sensibles.

La solitude est en soi un risque de mal vieillir et ici on a la possibilité d’agir.

Autrement dit, on a repoussé l’âge de la mort et celui de la dépendance, mais on rêve toujours de mourir en bonne santé à 120 ans. Ce rêve me paraît légitime ! Il n’y a pas de différence entre la séniorité et le grand âge tant qu’il n’y a pas de perte d’autonomie comme c’est le cas dans la maladie d’Alzheimer.

Notre challenge est d’améliorer l’accompagnement de la population en perte d’autonomie sans jamais l’amputer de ses droits, de sa dignité, de ses choix, qu’elle peut exprimer grâce aux directives anticipées.

Nous sommes aussi amenés à réfléchir à la fin de vie, réflexion qui a commencé il y a plusieurs annéeset à nous poser des questions extrêmement sensibles quant au sens de la vie et à son respectCes défis ne sont pas nouveaux : nous avons eu à répondre à chaque génération au changement, et le sens du progrès réside dans la réussite de ces adaptations. De nombreuses institutions etpersonnes se mobilisent sur les conséquences du vieillissement de la population. 

Ma culture juive me fait penser que c’est une berakha, une bénédiction, de vivre longtemps une vie qui garde du sens. Il faut préparer le cadre de la ville de demain car les services sont plus facilement accessibles en ville. Aujourd’hui ,pour le très grand âge, nous avons la chance de pouvoir proposer des services au domicile des personnes âgées dépendantes, et, quand ce n’est plus possible, de les accueillir dans les Ehpad. Mais il nous faut réfléchir de façon responsable à de nouveaux cadres adaptés à tous les types de vieillissement et de dépendance car, là-aussi, chaque individu aura un vieillissement qui lui est propre.

 

Pouvez-vous nous parler de la maladie d’Alzheimer dont vous êtes un spécialiste ?

Il se trouve que dans mon histoire personnelle j’ai eu la chance de faire toute ma carrière dans une belle institution juive, l’OSE, et de travailler depuis aussi longtemps avec des personnes âgées. Nous avons créé pour les survivants de la Shoah le premier accueil de jour avec le soutien de la Fondation pour la mémoire de la Shoah et des grandes associations communautairesCet accueil de jour a été un vrai laboratoire car nous avons été confrontés à des survivants qui avaient à vivre avec le traumatisme de leur passé et aussi dans leur présent la confrontation au traumatisme de la perte de la mémoire des faits récents. Chez certains, la maladie dAlzheimer leur faisait revivre au présent les horreurs de la guerre.

Nous avons appris avec cette population très particulière, qui avait vécu quelque chose de terrible et d’inédit et qui était confrontée à une double fragilité, l’intérêt de reconstruire un être en prenant en compte toutes les composantes qui font sa spécificité, son humanité, sa spiritualité, son art de vivre, son histoire familiale, son métier, en un mot, trouver comment réveiller son désir d’être dans sa propre histoire. Nous avons pu en tirer des enseignements qui se sont révélés universels en travaillant sur ce qui fait identité chez la personne. Cet enseignement  qui aurait pu paraître spécifique à un groupe de personnes marquées par une trajectoire dramatique  s’est révélé opérant pour tous ! C’est cette méthode de soins que nous appliquons à tous aujourd’hui, pour ces maladies neurodégénératives, en la renouvelant lors de chaque rencontre du soignant avec son nouveau patient. Elle permet de mobiliser chez le patient différentes ressources qui vont l’aider à retrouver du sens à sa vie. Nous travaillons sur l’identité de la personne en l’accompagnant dans sa spécificité, proche de son l’histoire familiale pour proposer un projet de soins et de vie adapté et non pas travailler sur la seule fragilité et la maladie. Souvent, on « oublie » la maladie. C’est le comble, pour le praticien ! C’est une façon un peu particulière de travailler mais elle permet au patient de trouver de nouveaux modes de communication.

Je suis certain que l’imagerie médicale et les neurosciences vont nous permettre de trouver de nouvelles voies pour construire une information, élaborer un autre type de langageet cela sera utile pour nombre de handicaps, mentaux ou physiques.

Vous habitez en France et travaillez en Israël, les façons de prendre en charge les personnes âgées sont-elles différentes ?

Je suis volontaire depuis trois ans dans un établissement pour personnes âgées à Jérusalem, une semaine par mois, et bien évidemment je reçois des personnes atteintes de maladies neurodégénératives. Cette expérience extraordinaire m’a amené à côtoyer des Juifs venant de tous les pays du monde. Aujourd’hui, ces personnes sont âgées de 90 ans et plus, et, souvent, ne sont pas nées en Israël. Non seulement elles gardent intacts leurs souvenirs mais, qui plus est, elles valorisent et chérissent leur culture d’origine et ont le souci de la partager avec les autres. J’ai aussi rencontré beaucoup de Français et je suis frappé par l’importance numérique de cette alya. Ces francophones sont souvent en grande souffrance car ils ne disposent pas du même système de soins ni de tous les services dont nous pouvons bénéficier en France. Et ils ont des difficultés avec la langue.

Aussi, j’essaie de contribuer à mon niveau en exportant notre savoir-faire français, ce qui n’est que justice car c’est en Israël que nous avons appris à nous occuper des aînés ! J’ai la chance de travailler dans un centre créé par des francophones, animé par d’anciens E.I. comme moi, qui gardent vivace la devise « toujours prêts ! », ainsi que de nombreuses bonnes volontés pour améliorer le bien vieillir à Jérusalem 

Un derniemot ?

Il concernera le regard de la tradition juive sur les personneâgées. Je soulignerai encore leur place essentielle non pas seulement eu égard à leur âge mais parce qu’elles sont les témoins vivants de ce qui nous a été transmis au mont Sinaï, de génération en génération, la trace de l’Alliance qui marque notre peuple mais aussi un type de civilisation. Attention, elles ne sont pas les seules dépositaires, mais elles sont les transmetteurs du message de l’Alliance, ceux qui nous préparent à transmettre à notre tour ce trésor que constitue la vie.